Un livre salutaire : Ecrits et cris d’un apatride
Je ne prétendrai pas à l’objectivité dans ce qui suit… au risque que l’on me fasse grief de cet aveu ou que l’on m’accable – une fois de plus – d’injures pour avoir tenu et, au final, soutenu, des propos… hérétiques. Je ne nierai pas ni ne passerai sous silence le sentiment de sympathie, voire d’amitié, que j’éprouve pour Milivoj Srebro. Le hasard nous a réunis, lui, le concepteur, moi, l’un des traducteurs, lors de l’élaboration de l’Anthologie de la nouvelle serbe1. J’ai rencontré un homme chaleureux, enthousiaste, un jusqu’au-boutiste – mais non belliciste – dans la défense de ses idées. Je ne saisirai pas pour autant l’occasion qui m’est offerte pour verser dans la complaisance et faire une recension dithyrambique de son nouveau livre Écrits et cris d’un apatride2. Les faits relatés remontent aujourd’hui à plus d’une décennie, d’autres drames sont survenus entre-temps, un certain oubli a fait son œuvre mais qui ne doit pas pour autant occulter pour les hommes et les femmes que nous sommes aujourd’hui la monstruosité des conflits yougoslaves ni passer par perte et profits le sentiment d’impuissante indignation qui étrangla tous les « interdits de voix au chapitre », la censure qui jamais ne dit son nom mais s’exerça sans désemparer, réduisant au quasi-silence toute opinion discordante dans le concert d’allusions, d’imprécisions, d’amalgames, donné au quotidien par la plupart des médias français.
Les prises de position courageuses, contre vents et marées, de Milivoj Srebro, (bien sûr) ignorées à l’époque, sont réunies dans un livre qui, là encore je l’avouerai, m’ont laissé un sentiment mitigé, une impression à la fois de gêne et de satisfaction, d’enthousiasme et d’embarras.
Cet ouvrage est sans nul doute celui que j’aurais aimé écrire… si j’en avais eu la volonté obstinée. Cette opiniâtreté, cet entêtement m’ont fait défaut. Ou alors m’ont habité un certain temps seulement. Moi, et sans doute aussi beaucoup d’autres qui furent désemparés de voir la Yougoslavie… suicidée et de l’extérieur et de l’intérieur, qui furent exaspérés par la couverture médiatique parfois caricaturale, souvent pernicieuse, alors faite de ce drame – de ces drames – dans notre France, pays des libertés (comme on se plaît à le proclamer tous azimuts) où la liberté d’expression se trouva en l’occurrence quasiment réduite comme peau de chagrin à sa plus simple expression : le monopole octroyé du fait du prince médiatique aux « bien-pensants ».
Écris et cris d’un apatride m’inspire, disais-je, un sentiment d’embarras. Non pas à cause de son contenu, mais de mes propres manques. Je regrette aujourd’hui d’avoir cédé au renoncement, à la lassitude de jouer les Don Quichotte chargeant les moulins à vent (j’emploie ce terme à dessein, et dans tous les sens que l’on voudra trouver à cette expression !) et de me heurter en permanence au mur de silence, haut, épais, sur lequel était vouée à buter toute voix discordante, non conforme au manichéisme ambiant, ou critique de la thèse médiatique officielle qui faisait des Serbes, et des seuls Serbes, des assassins, des violeurs, une engeance à tout le moins barbare, nostalgique du communisme qu’avait emporté la chute du Mur de Berlin. Oui, je le reconnais, j’ai jeté l’éponge dans un combat où adversaire et arbitre étaient confondus, et plutôt que continuer à envoyer des courriers qui, aussitôt lus, étaient jetés au panier, j’ai préféré poursuivre la lutte sur un terrain où je me sentais plus à l’aise – la traduction et la présentation de romans qui donneraient au lecteur français une image de la Serbie et des Serbes plus conforme à la réalité que celle alors présentée, distillée, inculquée jour après jour. Ai-je eu raison, ai-je eu tort – qui le dira jamais ? Reste que Milivoj Srebro, lui, n’a jamais renoncé, à tout le moins totalement. Écrits et cris d’un apatride témoigne aujourd’hui de sa persévérance.
Srebro Milivoj
Lorsque j’ai pris ce livre pour la première fois entre mes mains, j’ai cherché la table des matières, et le hasard (selon l’adage) faisant bien les choses, le livre s’est ouvert… tout seul, de lui-même, sur les Annexes, sur les réponses3 faites à ses propositions d’articles et de témoignages qu’il soumettait, entre autres, à Libération et au Monde. Quelle ne fut pas ma surprise4 de voir que dans les années 90 j’avais reçues les mêmes lettres stéréotypées, en tout point identiques, et ce, à la virgule près ! Avec, pour toute différence, la signature …
La lecture du livre de Milivoj Srebro ne m’a rien appris que je connaissais déjà. Alors… un livre pour rien ? Certes non ! J’y ai trouvé noir sur blanc, sous sa plume, tous mes sentiments… et ressentiments de l’époque devant, pêle-mêle, la méconnaissance des dossiers5, l’ignorance, le goût du sensationnalisme affichée par certains médias6, les dites « tables rondes » sur la question yougoslave7… Sans oublier les séances (mille fois répétées d’un média à l’autre !) d’autosatisfaction, d’autocongratulation, d’admiration béate devant la perspicacité, la justesse d’analyse de « nos » nouveaux philosophes ! Ah mais, bon sang (français !) ne saurait mentir ! Après le Siècle des lumières, nous avons désormais celui des Lévy, Bruckner, Finkelkraut, et autres Glucksmann. Oubliés les Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Raymond Aaron ! On se souviendra cependant de l’un qui, ayant épousé une Croate et les thèses de ce parangon de la démocratie et de la liberté d’expression qu’était Franjo Tuđman, répondait désormais au surnom de… finkelcroate ; de cet autre, adepte du voyage (médiatisé, est-il besoin de le préciser ?) de Sarajevo, vu sur un photomontage8 la tête rentrée dans les épaules afin de s’abriter d’un sniper serbe (pourquoi préciser « serbe », il en était donc d’autres ?), ou de cet autre encore, héraut de la vérité et de l’honnêteté intellectuelle, foulant aux pieds le film d’Emir Kusturica « Underground »9 sans même (de son propre aveu !) l’avoir vu !
Écrits et cris d’un apatride stigmatise le droit de cité que certains s’octroyèrent au nom de la Vérité et que certains médias accordèrent – toute honte bue et sans désemparer – à ce seul et unique courant de pensée, sans souci d’équité ni de pluralisme. (Sans doute ne suis-je pas le seul dans ce cas, mais je retiendrai qu’à l’époque, l’information la plus objective était à rechercher aux extrémités de la presse française d’opinion, à droite, dans Le Figaro, à gauche, dans L’Humanité.) Il rend également justice à tous ceux qui, intellectuels10 ou non, montraient quelque réticence à accepter les thèses agréées, se voyaient traiter (et même, pour certains, s’entendaient apostropher de vive voix !) de « suppôts de Milošević et du fascisme serbe ». Enfin, il met en relief, l’absence – scandaleuse – de réaction, à tout le moins la très grande discrétion au su des exactions commises lors de la « libération » (avec la logistique américaine) par les forces armées croates de Knin et de la Krajina « occupée » par des familles serbes… de souche séculaire. À juste titre il s’étonne du silence criant – dans le meilleur des cas, confus – qui a entouré ces événements. Je me rappelle pour ma part les réflexions entendues ici ou là à l’époque, à la vue d’images montrant certes les colonnes de réfugiés fuyant la Krajina mais dépourvues, peu ou prou, de commentaires sur le nettoyage ethnique alors perpétré. Les propos suivants émanaient de gens simples, mais ô combien conditionnés par des années de propagande intensive : « Bien fait pour eux ! », « C’est un peu leur tour ! ». Comme si les souffrances endurées par les Serbes de la Krajina pouvaient compenser d’autres atrocités commises à Vukovar, Srebrenica… ou à d’autres endroits n’ayant pas eu, eux, les faveurs des médias ! Comme si des victimes innocentes pouvaient expier les souffrances d’autres victimes, tout aussi innocentes…
Écrits et cris d’un apatride relate et s’interroge sur des faits qui ont ensanglanté le milieu des années 1990. Les médias français ont-ils tiré les leçons de leurs insuffisances d’alors ? La réponse, hélas, ne peut qu’être négative. La même soupe médiatique fut réchauffée pour les besoins de la guerre dite « du Kosovo » en 1999. On resservit les mêmes plats, les imprécisions de vocabulaire11, le nettoyage ethnique imputé exclusivement aux… Serbes « tyrannisant » la population de souche albanaise sans qu’à l’inverse la chasse aux Serbes suscite une quelconque désapprobation, les images « choc » montrant des hommes hagards, des femmes albanaises en pleurs, voire celle d’une mère traînant son enfant sur le bas-côté d’une route, mitraillée… par une meute de photographes agglutinés, eux, en son centre, l’octroi (une nouvelle fois à sens unique) des fautes, responsabilités, et culpabilités, les découvertes récurrentes de charniers renfermant exclusivement des civils albanais exécutés sommairement par les forces de police serbes, etc, etc… Qui aura oublié le cynisme porté à son summum quand les victimes civiles serbes des frappes (entre autres, « chirurgicales ») de l’OTAN furent qualifiées de « dommages collatéraux »12… Mais arrêtons là les similitudes par trop « frappantes », elles relèvent d’un autre débat.
La publication d’Écrits et cris d’un apatride, on l’aura compris, me réjouit. Et je le dis haut et fort, quitte à passer une nouvelle fois pour « pro-serbe »13 ou je ne sais quoi d’autre. Mais peu m’importe, le livre de Milivoj Srebro défend des valeurs que depuis longtemps j’ai faites miennes : le refus de toute vision du monde en noir et blanc, d’un partage arbitraire, sans discernement aucun, entre bons et mauvais, de tout amalgame qui fut fait entre le peuple serbe voué aux gémonies et les tortionnaires au service de Milošević qui se livrèrent aux crimes que chacun sait, que nul ne saurait nier, et pour lesquels il leur faut aujourd’hui, demain, le plus tôt possible, rendre compte.
Je me félicite que Milivoj Srebro ait pu trouver un éditeur français désireux de publier (et de défendre) son livre même si je doute que la presse, chez nous, s’en fasse grand écho. Non, aujourd’hui encore, comme l’affirmait Jacques Merlino dans son livre, « Toutes les vérités yougoslaves ne sont pas bonnes à dire ». Il reste qu’à mes yeux Écrits et cris d’un apatride est un livre… salutaire ! À moi qui n’ai aucune attache familiale en ex-Yougoslavie, mais de solides liens d’amitié tant en Serbie qu’en Croatie ou en Bosnie-Herzégovine, il me remet du baume au cœur en rétablissant un pan de la vérité. À tous ceux que le drame yougoslave a émus ou laissés perplexes, incrédules, il ouvre incontestablement de nouveaux horizons et leur donnera peut-être l’envie, la volonté de s’interroger, d’approfondir la réalité de faits que beaucoup prirent à l’époque pour argent comptant à lire ou à entendre la relation partiale qui en fut faite.
Comme le dit un jour sur France-inter Pierre-Marie de la Gorce s’insurgeant contre l’unanimité aveugle (je le cite de mémoire) : Il vaut mieux avoir raison tout seul que tort avec tout le monde.
NOTES DE BAS DE PAGE
1 Gaïa éditions, 2003.
2 L’Harmattan, 2005.
3 Le terme « fins de non-recevoir » serait sans doute ici plus judicieux.
4 J’emploie ce terme… non sans ironie !
5 On se souviendra de la photo de ce magnifique Rambo revêtu d’un treillis frappé du damier jaune et rouge et présenté comme un nationaliste… serbe (!!!) par Le Nouvel Observateur qui devait, pour cette… erreur, se fendre d’une explication pour le moins tarabiscotée, une… malencontreuse inversion de clichés !
6 Dans un excellent dossier publié dans son numéro du 4/10 mars 1993, L’Événement du jeudi note : 20.000, voire 60.000 viols, mais toujours la même photo pour illustrer des articles publiés entre septembre 1992 et février 1993. Et l’Événement de reproduire cette photo publiée dans les magazines italien, américain, et français Epoca, Newsweek, l’Express, et Match. Dans le même numéro de l’Événement, on peut lire ce titre : Purification ethnique : une théorie insoutenable devenue un cliché journalistique.
7 Jamais je n’oublierai ce débat sur France Inter où un pauvre Serbe parlant français… avec difficulté fut livré en pâture à deux ou trois coalisés de la bonne (et unique) parole.
8 Révélé par Le Canard enchaîné, il réapparaît dans le Nouvel Observateur du 12/18 mai 1994, puis dans l’Humanité hebdo du 3 avril 1999… mais cette dernière fois dans sa version caviardée, amputée de l’autre cliché, preuve de la supercherie.
9 Futur Palme d’Or au Festival de Cannes, excusez du peu !
10 Terme lui aussi, ô combien réduit, uniquement appliqué à quelques-uns (voir page précédente) et dénié à d’autres puisque « mal-pensants ». Rappelons-nous le tir (ni plus ni moins) de barrage qui accueillit Régis Debray à son retour de Belgrade en 1999.
11 Si les Serbes avaient « envahi » la Croatie puis la Bosnie, les Serbes (à nouveau, incorrigibles qu’ils sont !) « expulsaient » les Albanais de leur « patrie », le Kosovo.
12 Le ridicule, on le sait depuis longtemps, ne tue plus. Ayons néanmoins une pensée émue pour les (mal)heureux soldats britanniques fauchés lors de la seconde guerre d’Irak par des « friendly shots » – des balles… amies. Ils ont dû se retourner dans leurs tombes de bonheur et de soulagement à la pensée qu’ils auraient pu trouver la mort sous des « unfriendly shots » – des balles… ennemies !
13 On m’a affublé de ce qualificatif (m’a rapporté une amie) au su de certaines de mes protestations et en totale ignorance de plusieurs de mes traductions où la part n’est pas faite spécialement belle aux dits « Serbes ».