juillet 16, 2021

Serbie, notre patrie mentale, par Hervé Juvin

Le 11 novembre 2018, dans la grande salle du théâtre de Novi Sad, j’ai vu pleurer un homme et un enfant. Ils étaient debout devant moi, lui, très grand, très droit, âgé, j’ai pensé à cette image banale ; un vieux tronc de chêne, lui petit, mince, les yeux et le visage aigüs. Avait-il neuf ou dix ans ? Toute la salle était debout pendant que l’hymne serbe retentissait, et que défilaient les images des tranchées de la Grande Guerre de 14-18. J’ai pensé à l’armée d’Orient, j’ai pensé à cette patrie charnelle que tant de Français ne savent plus connaître. L’histoire est ce qui ne passe pas. Ce qui reste des siens, ce qui reste de soi. Ce qui construit le présent. Comment ceux qui n’ont plus d’histoire auraient-ils un avenir ?

Les hommes ont un pays. Nul n’est « du monde », ou « de la terre », sauf dans les discours creux des institutions internationales. Leur pays leur donne une histoire, une identité, et la chance de de dire « nous ». Ils ne sont plus si nombreux dans ce monde, ceux qui peuvent dire « nous » avec confiance, avec sûreté, avec fierté ! Cette richesse-là en vaut bien d’autres, elle que la richesse détruit. Et les hommes sont aussi d’une terre où ils sont chez eux, une terre où tout, l’air, la course des saisons et la fuite du temps, la loi, les parlers et les mots, leur sont proches. Etre de chez soi vaut plus et mieux qu’être de son temps, cette manière de n’être rien. Combien paierons-nous pour la grande supercherie de notre temps, qui arrache l’homme à la terre, fait de lui un homme hors sol, et lui promet d’être plus qu’un homme, pour en faire bien moins que lui ?

Pour autant, bien sûr « les hommes ne sont pas des arbres et l’humanité n’est pas une forêt », comme le rappelait Levinas. Les hommes qui rêvent devant les nuages voyagent avec eux. Un son, une odeur, les transportent loin dans le passé ou à travers les continents, et d’où qu’ils soient, depuis qu’ils savent le monde, la plupart d’entre eux ont une patrie mentale – un autre pays que le leur, qu’ils imaginent et qu’ils rêvent. Peu importe qu’ils le connaissent ou pas, ce pays imaginaire qui habite leur géographie personnelle. Il représente un ailleurs idéal, une terre de lait ou de miel, ou de tonnerre et de feu, l’image d’un pays rêvé, tour à tour proche et lointain, jamais tout à fait le même, jamais totalement autre.

Drôle de cosmologie, sans doute. L’étude de ces patries mentales pour les Allemands – ah, l’éblouissement de Durer, d’Herman Hesse et de combien d’autres devant l’Italie ! – pour les Britanniques ou pour les Russes formerait une intéressante carte des mondes imaginaires des Européens. Elle ne serait pas sans susciter d’intéressantes observations pour l’avenir. Car cette patrie mentale est à l’origine de quelques-uns des grands mouvements de l’histoire, elle explique bien des surprises stratégiques et diplomatiques.

Dans son dernier sermon à Southampton, devant le trois mâts qui allait l’emporter vers l’Amérique, en 1630, quand le pasteur puritain John Winthrop haranguait ses ouailles et leur chantait « la cité sur la colline » qu’ils allaient bâtir ensemble, il pensait moins aux Etats-Unis d’Amérique qu’à la Jérusalem céleste des psaumes et des hymnes.

Aujourd’hui encore, qu’Israël soit la patrie mentale de millions de chrétiens « born again », qu’Israël soit identifié à la « cité sur la colline » qui fonde le rêve américain, demeure une réalité à l’œuvre qui explique bien des méprises, bien des malentendus, et pas mal d’illusions.

Le petit Ho Chi Minh depuis son Vietnam natal rêvait de devenir mandarin, et de réussir les très exclusifs et très exigeants concours qui donnaient accès à l’élite chinoise ; il y parvint au moment même où la révolution de Sun Yat Sen mettait fin au système mandarinal, et nul ne sait le poids qu’a joué la déception d’un mince étudiant vietnamien auquel l’histoire volait ses espérances…

Devant l‘Organisation de Shanghai, devant la complexité des rapports entre la grande Chine et ses voisins, nous oublions trop souvent ce que fut le prestige des mandarins chinois, et d’un élitisme fondé sur le mérite personnel, l’étude et la sagesse, qui a fait de la Chine la patrie mentale d’une grande partie de l’Asie du Sud-Est comme de l’Asie centrale – la Chine est bien plus que la Chine. Il y eut un rêve chinois, pendant des siècles, et pour des millions d’hommes qui vivaient hors de l’empire du Milieu ; qu’il se réveille aujourd’hui n’a rien qui devrait surprendre.

Les péripéties qui entourent les relations entre la France et l’Algérie ne changeront rien au fait que, pour combien d’Algériens, comme aussi pour combien de Marocains ou de Tunisiens, la France est leur patrie mentale, un lien qui remonte bien avant la colonisation française, et va chercher du côté de l’Espagne, dans les fantasmes d’une Méditerranée mer d’Islam. Cet amiral français qui saluait la mémoire d’un collègue, général algérien, ayant gagné ses galons sur la foi de ses titres de combattant contre la France pour l’indépendance de l’Algérie, et revenu mourir au Val de Grâce pour « mourir au pays » n’avait pas tort de souligner que, pour combien d’habitants de l’autre côté de la Méditerranée, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, sont leur pays, mais leur patrie mentale demeure la France – pour le meilleur ou pour le pire.

Par un étrange destin, la Serbie partage avec la Pologne, le Liban, quelques autres sans doute, d’être pour des Français qui en savent souvent bien peu une patrie mentale, l’image d’un pays qui sait ce qu’il se doit et qui se tient à ce qu’il est. Ni savoir historique ni fréquentation touristique n’y sont pour beaucoup ; quelques week-end en low cost à Belgrade sans doute, une traversée du Danube à Novi Sad pour les rares automobilistes assez patients ou aventureux pour gagner la Grèce et Thessalonique par la route, ou pour atteindre Istamboul ou Sofia… Mais l’imaginaire place la Serbie quelque part parmi les pays qui existent, qui parlent et qui évoquent. Ils ne sont pas si nombreux à hanter la conscience des Français. Au moins un qui échappe à la conformité des pays intégrés !

Dans l’érection d’une patrie mentale et de sa statue virtuelle, l’histoire qu’on ne connaît pas compte souvent davantage que celle qui s’écrit, s’enseigne et se répète dans les journaux. Serbie résistante, Serbie guerrière, Serbie en lutte. Champ des Merles, armée d’Orient et maréchal Franchet d’Espérey, la tour de la radio télévision d’Etat et l’ambassade de Chine bombardées par l’OTAN, un pont sur le Danube effondré, des églises et des monastères sauvés par des soldats français qui ont su dire « non » à l’irréparable, et Milosevic debout devant ses juges à la cour de La Haye ; quelques images ne suffiraient pas à remplir un album, qui les entoure fait d’ignorance autant que de fascination suffit à leur assurer une présence durable dans l’imaginaire français. Un mot suffit à la dire ; Serbie debout.

Debout contre l’empire ottoman, debout contre l’empire austro-hongrois, debout contre l’envahisseur allemand et ses complices croates ou bulgares, debout contre la plus formidable coalition jamais réunie pour écraser un peuple de 20 millions de citoyens… Debout aussi contre le pire de la globalisation, la mise en conformité obligée, l’uniformisation générale sous couvert de démocratie, d’ouverture et d’état de droit. Debout pour sa foi, sa terre et son sang – debout pour ce que nous ne savons plus nommer, debout pour ce que nous n’avons plus le droit même de désigner, debout contre ce que l’occupant commande à l’Europe de devenir.

Patrie mentale, en effet, sous les bombes et sous les coups, parce que les bombes et parce que les coups. Face à l’ottoman, face à l’Allemagne, face à l’OTAN, la Serbie était ce que l’Europe a eu de meilleur, ce qu’elle n’ose plus être, ce qu’il ne lui est plus permis d’être. Sans doute parce que la Serbie a beaucoup du village gaulois résistant seul face aux plus puissants que lui, et survivant sans se départir de son identité, de sa fierté et de sa combativité ; sans doute aussi parce que les images venues de Serbie parlent de ce qui manque le plus, sans doute aussi par le manque qu’elles servent confusément à dire. Serait-ce que beaucoup rêvent de la Serbie parce qu’ils n’ont plus de quoi rêver de la France ? Parce que la Serbie, ses croix orthodoxes et sa passion nationale, sont l’envers de ce que l’Union fait de l’Europe ?

Les Serbes savent dire « nous ». Ce n’est plus bienvenu, c’est même hors jeu dans ce courant du multiculturel qui signifie l’abolition de toute culture. Les films d’Emir Kusturica sont peuplés de gens qui savent dire « nous », et qui font leur ciel sur la terre avec ce « nous » qui réchauffe et qui tient. Pour qui a la vue longue et ne regarde pas la TV, rien de plus actuel – et ce n’est pas un hasard si le mal identitaire de la région des Balkans revient hanter la conscience européenne. Le moment du monde que nous vivons est celui du retour du « nous ». Avec ses errements, avec ses violences, avec ses douceurs aussi, le temps du « nous » revient, celui où il faut montrer son visage et sa couleur, donner son mot de passe, et savoir dire « ami » ou « ennemi ». Tout ça pour ça ! Tout ce délire sur la planète démocratique et le gouvernement mondial pour en revenir à cette évidence ; les hommes ne sont pas les mêmes, ils ne rêvent pas la nuit les mêmes rêves, et la liberté politique, la vraie, la seule, s’appelle identité, frontière et souveraineté !

A vue longue et regard froid, l’appel de la Nation retentit partout dans le monde – la Nation, la forme politique de la globalisation, la grande gagnante d’un âge qui a prétendu en finir avec elle, celle qui a le fin mot d’une histoire qui a cru s’écrire sans elle. A sa manière, la Serbie, ses défenseurs des rivières, des forêts, des marais, nous le rappelle, comme ses voisins, si proches ennemis, pourraient aussi le faire. Nous n’en avons pas fini avec la terre qui est sous nos pieds, et nous n’en avons pas fini davantage avec cette grande inconnue qui s’avance masquée sous les falbalas de la globalisation – la Nation. Comme la vieille religion, sous les couleurs de l’Islam, mais pas seulement, est de retour, la vieille Nation est la forme politique gagnante de la globalisation, n’en déplaise à des Européens qui seront les derniers à l’avoir compris.

Combien de temps avant que les Français s’aperçoivent qu’à rêver d’autre chose que de l’Europe des Nations, ils ont détruit ce qu’ils avaient de meilleur, la source de toute richesse, sans rien obtenir en retour ? Quelques-uns, à l’oreille plus fine, ou qui ne regardent pas la télévision, voient bien que l’ordre nouveau est celui des Nations, des Etats en plein possession de leur territoire, et de la primauté de l’intérêt national sur les intérêts particuliers. Ils distinguent le thème de l’unité nationale, qui appelle à réunir ce qui a été séparé, à remettre le droit dans la Nation et dans l’Etat, à faire rentrer l’économie dans la société et le marché dans la loi, et à remettre le citoyen à sa place, celle de l’homme d’une terre et des siens, au-dessus de l’individu hors sol qui est l’homme de rien.

Si « le libéralisme est une organisation des séparations », l’Europe des Nations ne se fera pas sans réunir ce qui a été séparé, et sans séparer ce qui a été rendu confus. Par exemple, remettre le droit dans l’Etat au service de la Nation. Par exemple distinguer le citoyen de l’individu. Par exemple qu’il n’est pas de mutualité et de partage sans frontières ou sans discriminations. La Serbie, entre ceux qui la quittent pour chercher un avenir meilleur ailleurs, ceux qui la trouvent comme terre de promesses, avec son culte de la famille, avec son exigence en termes de citoyenneté et la singularité orthodoxe que l’Europe feint d’ignorer serait-elle un laboratoire des séparations du futur ?

Dois-je le dire, je ne connais rien de la Serbie. Le soleil qui se lève sur le Danube, la grande plaine des batailles de chars vers la Hongrie, à quoi bon tourner le livre d’images qui disent si peu, qui ne disent rien ?

Ma Serbie est imaginaire. Elle en dit plus sur la France et les Français que sur la Serbie, sans doute. Encore que.

À Novi Sad comme à Belgrade, au Parlement européen, j’entends les échos de l’ouverture d’une procédure d’admission dans l’Union européenne. L’argent de l’Union arrive, pour l’Université de Novi Sad, pour de grands projets, pour des coopérations. Mais l’Union pose ses conditions. Mais l’Union fait savoir qu’elle désapprouve l’accord de commerce, abusivement dit « de libre échange » signé avec la Russie en octobre 2019. Mais l’Union et l’OTAN froncent les sourcils devant les grandes manœuvres qui ont conduit l’armée russe à installer et tester deux batteries de missiles anti-aériens AS 400 sur le territoire serbe, et à les y laisser une fois les manœuvres achevées – jusqu’à ce que la Serbie ait trouvé les moyens de les payer, disent certains. Parmi ceux qui ont vécu l’agression de l’OTAN en 1999, certains se souviennent de l’excellence de l’armée serbe en matière de combat anti-aérien ; tout le monde n’a pas un avion furtif F 117 à son tableau de chasse ! Qu’un espace aérien se ferme aux avions de l’OTAN en Europe même est un fait qui mérite attention. L’Union n’en a pas fini de s’interroger sur ce que signifie le mot de liberté.

Mais la question est ailleurs. La Serbie est d’Europe. Elle est d’Europe contre l’Islam, elle est d’Europe contre la barbarie nazie, elle est d’Europe par ses monastères, ses séminaires et ses croix. Et c’est à l’Union de s’interroger ; par quelle aberration l’une des sentinelles avancées de l’Europe, qui a payé pour rester d’Europe et qui en sait le prix, est-elle portée à se détourner de l’Europe et à chercher ailleurs à l’Est les assurances et les garanties que l’Union ne lui donne pas ? Comment la Serbie peut-elle être conduite à juger que l’Union européenne n’est pas n’est plus l‘Europe qu’elle a défendue et qu’elle a contribué à sauver ?

L’accueil réservé à l’écrivain Peter Handke, prix Nobel de littérature 2019, n’a pas de quoi réconcilier les Serbes avec l’Union européenne. Le concert d’indignation, de réprobation, qui a accueilli cette consécration méritée est éloquent. Il dit la soumission mentale et la collaboration engagée d’une partie de ce qui se dit l’élite européenne. Il dit la déviation morale de ceux pour qui un coupable désigné est nécessairement coupable, et pour qui ceux qui défendent leur race, leur patrie et leur foi ont nécessairement tort. Et il pose la question d’une Union qui détourne l’Europe du dialogue essentiel avec l’orthodoxie, qui interdit le dialogue vital avec la Russie, et qui tend à couper l’Europe en deux sous prétexte de l’unir, en séparant irrémédiablement une Europe de l’Est qui sait ce qu’elle se doit, d’une Europe de l’Ouest qui n’en peut plus de toucher les dividendes d’une paix d’importation.

La Serbie prétend demeure ce qu’elle est, et assurer elle-même cette sécurité qui est l’autre nom de la liberté politique. Voilà pourquoi elle est la patrie mentale de tous ceux qui rêvent de la France telle qu’elle devrait être, telle qu’elle doit se relever, telle qu’elle doit redevenir la France.

Peu importe qu’ils sachent peu, ou à peu près rien de la Serbie telle qu’elle est. Peut-être même est-ce tant mieux qu’ils ignorent les vicissitudes d’une histoire des Balkans qui ne départage pas aisément le bien du mal, les bons des méchants et les vainqueurs des vaincus. Car, dans leurs conflits récents, c’est toute la région des Balkans qui est perdante, et au-delà d’elle, c’est toute l’Europe incapable de maintenir la paix entre les peuples chez elle qui est la grande défaite de la guerre de 1999. Qu’est-ce que cette Union prétendue qui ne maîtrise pas la paix et la guerre sur son propre sol, à ses lisières et dans ses confins ? Qu’est-ce que cette Union qui se dit politique, que certains rêvent souveraine et qui en appelle à l’étranger pour ramener l’ordre à la maison ? Dans la grande confusion des principes et des mots, il est bon que des peuples fassent vivre ce qu’est la Nation dans toute son exigence. Il est bon que Français continuent de rêver à la Serbie comme cette Nation qui sait tout ce qu’elle se doit. C’est la Serbie telle qu’ils l’imaginent qui compte, elle qui les inspire, elle qui leur rend espoir. Est-il plus beau destin pour une Nation que d’inspirer des hommes libres, qui se tiennent debout, et qui veulent tracer leur chemin ?

À la Serbie, livre collectif, éd. Un infini cercle bleu, 2020, Paris.

Hervé Juvin (hervejuvin.com) est un essayiste et écrivain français, que ses travaux sur les transformations de la condition humaine ont conduit à exercer des fonctions de conseiller auprès de dirigeants publics et privés, dans différents pays. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages, notamment La Grande Séparation : Pour une écologie des civilisations et Le Mur de l’Ouest n’est pas tombé : Les idées qui ont pris le pouvoir et comment le reprendre. Depuis mai 2019 il est député européen et président de la Fondation Identité et Démocratie.