Oui, les Serbes ont une âme ! par François Bousquet
Vendu à 400 000 exemplaires en ex-Yougoslavie, Le Livre de Miloutine retrace un siècle d’histoire serbe, des guerres balkaniques au titisme, avec la verve savoureuse d’un paysan qui aura fait toutes les guerres : un soldat inconnu à qui Danko Popović a donné un visage. La petite histoire en dit parfois beaucoup sur la grande.
Danko Popović est un conteur inimitable. A travers la confession d’un paysan, il fait revivre, comme à la veillée d’autrefois, avec une chaleur contagieuse et une simplicité sans pareille, une bonne moitié du XXe siècle, à partir de ce théâtre privilégié des Balkans. En quelque deux cents pages, il parvient ainsi à récapituler l’histoire tourmentée de l’union des Slaves du sud et à jeter une lumière pénétrante sur la tragédie yougoslave des années quatre-vingt-dix. S’il a choisi pour ambassadeur un paysan de la plus simple espèce, c’est qu’une telle vie est plus à même de restituer la vérité d’une nation hantée par le souvenir de son Moyen Âge doré, maintenu vivace dans ses contes populaires1 et une tradition épique exacerbée par l’occupation ottomane.
La mort comme compagnon de toute une vie
Muni des traditionnelles chaussures balkaniques à la pointe retournée et aux couleurs bigarrées, de culottes paysannes et du classique bonnet serbe, Miloutine, avec sa langue bien pendue, vient délivrer l’histoire de son pays, enfermée sous le glacis communiste. Défilent au fil de ses souvenirs les guerres balkaniques de 1912-1913, la mort de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, les tranchées de la Grande Guerre, bref un demi-siècle de tourmente, jusqu’à la collectivisation titiste, qui a vu la dékoulakisation des campagnes. C’est du reste derrière les barreaux de sa cellule que Miloutine, expulsé de sa terre, consigne, la veille de sa mort, le destin des hommes de sa génération.
Il pourrait inscrire une croix sur toutes les grandes dates de la première moitié du XXe siècle, tant il a été de toutes les guerres et de toutes les catastrophes. Avec Pierre Ier, roi francophile s’il en fut (engagé volontaire en 1870), Miloutine a suivi, au cours de l’hiver 1915-1916, l’armée serbe, refusant de capituler, tout au long de sa terrible retraite dans les défilés enneigés d’Albanie, le « Golgotha albanaise » où plus de 200 000 Serbes laissèrent la vie. Mais pour que l’histoire continue à dévider ses fils, notre héros leur survivra. Il sera de la percée du front de Salonique en 1918, où les armées alliées, sous le commandement de Franchet d’Esperey, futur maréchal, élevé au rang de voïvode par les Serbes, s’ouvrirent les portes de l’Europe centrale
La mort violente semble comme le compagnon inamovible de Miloutine. Elle l’escorte sur les champs de bataille et réclame son tribut à ses frères d’armes. Le sang versé en 14-18 est venu délimiter le « limes » serbe, à l’ombre des églises et des monastères du Kosovo. Vingt ans plus tard, de nouveau happé par la grande histoire, Miloutine croise d’autres cadavres, ceux de la Deuxième Guerre mondiale, jetés dans les fosses communes et les « crevasses », dans lesquelles les Oustachis précipitaient leurs frères ennemis. Vladimir Volkoff a consacré à ce chapitre de l’extermination l’un de ses romans les plus poignants2. Au moins un demi-million de Serbes ont ainsi été liquidés.
La grande force du roman Popovic, c’est de se mesurer à la récurrence du phénomène de la guerre, à ce carrefour des civilisations, par le truchement du tragi-comique, en fuyant toute espèce de dramatisation, au profit d’un picaresque paysan plein de sel. On a l’impression de retrouver Les Aventures de Simplicius Simplicissimus, le grand roman allemand du XVIIe siècle, qui narre les tribulations pittoresques d’un paysan faussement naïf dans le chaos de la guerre de Trente Ans. Miloutine appartient à la même famille. Rat des champs jeté sur les champs de bataille, il se voit entraîné dans des guerres qui dépassent sa raison d’être paysanne. Dans ce tourbillon, il va tout perdre : famille, terre, liberté. Il ne lui restera finalement que la parole, pour offrir au malheur le visage d’une sagesse paysanne, mélangée de fatalisme, et dont la bonhomie viendra pondérer la violence.
Un rat des champs sur les champs de bataille
Vassili Grossman, le Léon Tolstoï de la terreur stalinienne, l’auteur de Vie et destin, regrettait qu’au XXe siècle la littérature soit passée de la boulangerie à la joaillerie, bref de l’épi de blé au carat de diamant, de la farine à la poussière d’or. Popovic fait revivre ce monde des fours à pain. « Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés », chantait déjà Péguy. Miloutine parle une langue savoureuse et colorée, comme une moisson pleine. On entend dans sa phrase l’accent de la Serbie du Sud, et pressent, derrière la verve balkanique, les derniers feux de la civilisation rurale. C’est l’une de ces étoiles de la vaste constellation paysanne, qui a illuminé l’Europe pendant des millénaires, avant de s’éteindre dans les années cinquante avec l’industrialisation. Tout l’art de Popovic consiste à la faire briller encore un peu pour nous sous la dictée de Miloutine, né simple soldat.
François Bousquet
1) Contes populaires serbes, Vouk Karadzic, L’Age d’Homme, Lausanne
2) Crevasse, Vladimir Volkoff, L’age d’Homme/Bernard De Fallois,