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Eléments d’une biographie de Momcilo T. Seleskovic

« Etre objectif, c’est constater sa propre subjectivité,
ce n’est pas perdre toute personnalité. »
Naissance de la philosophie,
Momcilo T. Selesković

 

Momcilo T. Selesković est né le 17 avril 1890 à Kragujevac, fils de Todor Tosša Selesković et de Vidosava Vlašic. Un frère, Sava, naît en 1893 et une sœur, Jovanka, en 1897.Son père, Todor Tosa Selesković (1856-1901), ingénieux concepteur de machines-outils et l’un des ingénieurs civils les plus illustres de son temps, fondateur de l’Association des ingénieurs serbes et professeur à la Haute Ecole du génie civil de Belgrade (Velika Škola), a joué un rôle clé dans le développement de l’industrie mécanique yougoslave. Il meurt prématurément en 1901 à 45 ans. Vida Selesković envoie alors leur fils aîné poursuivre sa scolarité à Stuttgart, conformément à la volonté de son mari défunt, lui même formé en Allemagne. Momcilo dira de cette séparation précoce d’avec sa famille et de son pays qu’elle fut un déchirement. En 1911, ses études secondaires terminées, Selesković intègre l’Université Ludwig Maximilian à Munich ; après un diplôme de philosophie et d’études germaniques en 1914, il commence une thèse de doctorat de littérature allemande.

Dans l’Europe de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle, Munich était un important centre culturel et intellectuel, fréquenté par une élite universitaire, artistique et culturelle, dont l’écrivain Strindberg et les peintres Kandinsky et Munch. L’ambiance cosmopolite, culturelle et artistique qui marque la capitale bavaroise à cette époque convient bien à Momcilo Selesković et trouvera un écho dans son œuvre, surtout dans ses critiques d’art, de musique et de théâtre rédigés pendant les années vingt. Il fonde des amitiés durables au cours de cette période, en particulier avec Dragutin Subotic, futur professeur et grand spécialiste d’études slaves à Oxford.

La Première Guerre mondiale vient interrompre Selesković dans la rédaction de sa thèse de doctorat. Lorsque l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie après l’attentat de Sarajevo le 28 juin 1914, il quitte l’Allemagne et rentre dans son pays pour s’engager comme volontaire. Après la bataille de Belgrade, Selesković suivra l’armée serbe d’abord à Nis puis, dans sa retraite à travers l’Albanie. Ses souvenirs de cette traversée dans des conditions terribles (il gardera des séquelles d’une blessure à la jambe) sont consignés dans son Journal (Dnevnik). Dans ce texte, resté inédit, Selesković jette un regard sans complaisance sur les événements et sur la société serbe de son époque.

Arrivée dans le port de Skadar sur la côte albanaise, l’unité de Selesković réussit à s’embarquer sur un navire italien, à destination de Bari. Un vaisseau allié l’évacue ensuite avec ses compagnons d’armes à Rouen. Démobilisés à Paris en 1916, ils seront hébergés dans la Salle Wagram, célèbre salle de bal parisien, transformée en hôpital militaire. C’est là qu’il rencontrera une jeune infirmière volontaire, Juliette Callens, qui deviendra sa femme en 1919 et dont il aura deux enfants, Zoran (1920-2003) et Danica (1921-2001).

Après un premier emploi comme journalier dans un entrepôt à Rouen, rien d’étonnant à ce que Selesković, intellectuel et universitaire, cherche un autre moyen de subvenir à ses besoins : « Pourquoi n’écrirais-je pas au célèbre germaniste de la Sorbonne, le Professeur Henri Lichtenberger » se dit-il1 , « pour lui demander si, éventuellement, je ne pourrais pas donner des cours d’allemand, langue que je maîtrisais, et de cette façon me prendre en charge, tout en me préparant, quand j’aurai le temps, aux examens universitaires ? Le plan, à priori, était fantaisiste : vouloir, en pleine guerre, donner des cours d’allemand en France, supposait une grande dose de candeur ou bien de désespoir. Néanmoins, cette confiance naïve a porté ses fruits, même si c’était à l’opposé de ce que j’avais imaginé. En effet, si Lichtenberger l’engage, ce n’est pas pour assurer des cours d’allemand, mais pour l’assister dans ses recherches relatives2 à la presse allemande entreprises depuis le début du conflit mondial. Selesković trouve ainsi matière à ses propres recherches, qui déboucheront sur une thèse de doctorat d’université sous la direction de Lichtenberger, La Serbie dans l’opinion allemande contemporaine, soutenue au printemps 1919 et publiée la même année à Paris, aux éditions Jouve. Dans cet ouvrage, Selesković met sous la loupe l’opinion sur les Serbes telle qu’elle est exprimée dans la presse germano-autrichienne tout au long de la récente conflagration, et observe avec consternation : « On peut ramener l’opinion allemande sur les Serbes à deux jugements principaux : a) que les Serbes sont un peuple de régicides 3, b) que le soldat serbe est excellent. Si banaux que ces jugements paraissent être, ils sont répétés tant de fois qu’ils provoquent pourtant la réflexion. Comment est-il possible que l’opinion de tout un peuple sur un autre se laisse réduire à des jugements aussi banaux et aussi superficiels ? 4 ». A la lecture de nombre d’articles parus dans la presse allemande au cours des conflits yougoslaves des années quatre-vingt-dix, l’on ne peut s’empêcher de penser que les choses n’ont pas beaucoup évolué…

Après la guerre Selesković retrouve d’autres Yougoslaves en exil dans la capitale française, dont certains sont devenus des artistes célèbres : c’est le cas de son ami le peintre Veljko Selesković et du sculpteur Ivan Mestrovic. Selesković consacre un ouvrage de critique d’art à l’œuvre de ce dernier. Rapidement intégré dans la vie intellectuelle parisienne, il reprend contact avec Dragutin Subotić, installé en Angleterre et professeur assistant d’études slaves à Oxford. Dès 1918, ils publieront ensemble une revue philosophique, La Pensée5, à laquelle collaborent des intellectuels européens de premier plan : Henri Lichtenberger, Charles Andler, Louis Léger et Ivan Mestrovic à Paris, Ernest Barker et Sir Arthur Evans à Oxford, Jovan Cvijić à Belgrade.

Malgré son doctorat en Sorbonne et sa connaissance parfaite de l’allemand, étant étranger, Selesković ne peut trouver de poste d’enseignant en France. Il retourne alors en Yougoslavie, pour enseigner d’abord dans un lycée de garçons à Belgrade. Après ce premier poste, Selesković est nommé maître de conférences en langue et littérature allemande à l’Université de Skoplje, en Macédoine, à l’époque partie intégrante de la Serbie. De 1926 à 1929, il enseigne la langue et la littérature allemande à l’Académie maritime de Dubrovnik.

En 1929 la carrière de Selesković prend un nouveau tournant : il est nommé maître assistant d’études slaves à la prestigieuse université Kaiser Wilhelm à Berlin (aujourd’hui l’université Humboldt).

A la veille de la Deuxième Guerre mondiale, sous la pression des événements en Europe, Selesković retourne en Yougoslavie au printemps 1939. En 1941, un décret royal le nomme au Bureau central de presse à Belgrade, poste qu’il occupe jusqu’à la fermeture de celui-ci par la puissance occupante allemande. A partir de ce moment, et jusqu’à sa mort en 1950, Momcilo Selesković se consacrera entièrement à ses travaux philosophiques et littéraires, même si à la fin de la Deuxième Guerre mondiale il travaille pendant une courte période au Ministère de l’information de la FNRJ (République Fédérale Populaire de Yougoslavie).

Dans l’ensemble, très peu de l’œuvre de Selesković est publié de son vivant : sa thèse de doctorat en 19196, une étude sur la philosophie de la langue7, des poèmes philosophiques8, et une étude consacré à Kant9. Il appartient à toute une génération d’intellectuels serbes aujourd’hui pratiquement oubliés ; le dicton Nul n’est prophète dans son pays s’applique particulièrement bien à Momcilo Selesković. Son œuvre reste longtemps ignorée, d’autant plus que la Nouvelle Yougoslavie, le régime communiste installée par Tito en 1945, signifie une rupture avec le passé dans tous les domaines : selon certains historiens, c’est la philosophie qui a subi les pressions idéologiques les plus fortes, car dans cette discipline, l’Etat communiste exige l’abandon total de la « philosophie réactionnaire de l’ancienne Yougoslavie »10 . A partir de ce moment, Selesković ne publiera plus rien. Il faudra attendre 1957 pour qu’une revue à Belgrade, Filozofske Pregled (L’aperçu philosophique), publie certains de ses écrits philosophiques rédigés pendant l’occupation allemande11. Ce n’est ensuite qu’en 1982, trente-deux ans après la mort du philosophe, que sa fille, Danica Seleskovitch, professeur à la Sorbonne, publie à Zagreb un recueil d’essais philosophiques et de théorie du langage12.

Au début des années quatre-vingt-dix, Marinko Lolic, un chercheur à la Faculté de philosophie à Belgrade, redécouvre le philosophe. A la recherche du manuscrit de Jezik kao kulturna vrednost, (La langue en tant que valeur culturelle), il prend contact avec Danica Seleskovitch, qui l’invite à Paris et met à sa disposition l’ensemble des manuscrits inédits de son père. Cette collaboration débouchera sur la publication de deux œuvres de Selesković, aux éditions belgradoises Rad : Srbija u nemackom javnom mnjenju 1914-1918, la traduction en serbe de sa thèse de doctorat La Serbie dans l’opinion allemande contemporaine et Filozofski spisi, clanci, rasprave, polemike (Ecrits philosophiques, notes, polémiques). Si Momcilo Selesković est aujourd’hui cité dans des écrits scientifiques en Serbie, Marinko Lolic, désormais maître ès sciences à l’Institut de philosophie de Belgrade, y est pour beaucoup.

A l’instar de toute une génération d’intellectuels des deux premières décennies du vingtième siècle, Selesković, formé en Allemagne, a été profondément influencé par Nietzsche et sa philosophie. Cette inspiration est particulièrement visible dans ses premiers essais philosophiques, présentés sous forme d’aphorismes, et dans des poèmes philosophiques intitulés Snovi (Rêves) et Ecce Homo, publies en 1926. A Paris dans l’immédiat après-guerre, il croise le philosophe français d’origine polonaise, Emile Meyerson, à qui il a consacré un texte13 . Des années après, Selesković fait le commentaire suivant : « Il (Meyerson) considérait Nietzsche comme piètre philosophe. Lorsqu’ il m’a dit que Nietzsche était imposé par la rue, ses paroles m’ont blessé, d’autant plus que je faisais partie de cette génération qui était élevée dans le respect de Nietzsche ». Or, l’admiration de Selesković pour l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra va notablement s’atténuer avec le temps et dans son texte O Biografiji12 (A propos de la biographie) il fera sien le jugement de Meyerson, et dira à son tour de Nietzsche qu’il a été « imposé par la rue ».

Momcilo Selesković écrivait en serbe, en allemand et en français. Si la philosophie occupe une place de choix dans ses écrits, son œuvre est néanmoins singulièrement éclectique : on lui doit des ouvrages dédiés à la science, à l’art, à la littérature, à l’histoire, à la politique, à la linguistique et à la philosophie du langage15, ainsi que des nouvelles et des pièces de théâtre. Traducteur de l’allemand et de l’anglais (il a traduit en serbe des œuvres de Kipling et du poète indien Tagore), il collaborait avec des prestigieux magazines étrangers : International Journal of Ethics , Germanisch-Romanische Monatsschrift , Kant-Studien, Annalen der Philosophie und philosophischen Kritik, ainsi qu’avec des magazines yougoslaves, à titre d’exemple : Letopis matice srpske, Srpski knjizevni glasnik, Strani pregled. A partir des années trente, c’est essentiellement la philosophie de Kant qui marquera la réflexion et les écrits de Seleskovic : en 1932, il signe la traduction en serbe de Critique de la raison pure et en 193316, il publiera un livre consacré au grand philosophe allemand. Il deviendra l’un des principaux spécialistes européens de Kant, dont l’oeuvre présente à ses yeux un intérêt particulier pour la culture slave dans son ensemble17. Ce nonobstant, dans les rares cas où la postérité retient le nom de Momcilo Selesković, c’est surtout en sa qualité de germaniste et non en tant que philosophe.

Marinko Lolic prépare aujourd’hui un ouvrage sur le rôle de l’élite intellectuelle serbe dans le développement industriel et intellectuel de la Yougoslavie au 20ème siècle. Il fonde son analyse sur l’exemple de trois générations de Selesković : Tosa, l’ingénieur, Momcilo, le philosophe et Danica, théoricienne du langage et de la communication. Cette étude, sous l’égide de la chaire de l’histoire de philosophie de l’Université de Belgrade et intitulée La dynastie intellectuelle des Selesković, sera publiée dans la revue Filozofija i drustvo (Philosophie et société). Formons le vœu que ce texte appellera l’attention sur l’importance de l’œuvre philosophique de Momcilo T. Selesković et permettra enfin à ce penseur original de retrouver la place qui lui revient dans l’histoire des idées du vingtième siècle.

 

 

Anne-Marie Widlund-Fantini

 

 


1 – In « Susret sa Emilom Majersonom » (Rencontre avec Emile Meyerson), Pravda, Numéro de Noël, Belgrade, 1934, p. 10
2 –
3 – Le 11 juin 1903, des officiers libéraux envahissent le palais royal de Belgrade et assassinent le roi Alexandre 1er Obrenovic et son épouse haïe, Draga Masin et installent Pierre 1er Karadjordjevic sur le trône.
4 – Momcilo T. Seleskovic, La Serbie dans l’opinion allemande contemporaine, éd. Jouve, Paris, 1919
5 – Misao, Oxford, 1918-1919
6 – Traduction serbe, Srbija u nemackom javnom mnjenju 1914-1918, Ed. Rad, Belgrade
7 – Jezik kao kulturna vrednost, « La langue en tant que valeur culturelle », Belgrade, 1924
8 – Snovi, « Rêves », Ecce Homo, Belgrade, 1926
9 – Kant, Belgrade, 1933
10 – Dusan Nedeljkovic : « Reakcionarna filozofija stare Jugoslavije » (La philosophie réactionnaire de l’ancienne Yougoslavie), Zbornik filozofskog fakulteta, livre I, Belgrade, 1948, p. 7-31.
11 – M.T. Seleskovic : « Filozofija i nauka » (La philosophie et la science), Filozofski pregled, N° 2, 1957, p. 31, « Zapisnik Instituta za filozofiju u Beogradu » (Procès-verbal de l’Institut pour la philosophie de Belgrade), N° 36, du 17 novembre 1975, p. 7.
12 – Osnovi jedne filozofie, « Fondements d’une philosophie », 1982, Zagreb
13 – « Susret sa Emilom Majersonom » , op.cit.
14 – Filozovski spisi, p. 197
15 – Selon Danica Seleskovitch, à cet égard, les études de son père ne représentent pas de nouveauté par rapport aux thèses des linguistes du 19ème siècle, tels que Humboldt (voir Jezik kao kulturna vrednost, La langue comme valeur culturelle, 1924). C’est ainsi qu’à l’instar de Sapir et Whorf, il pense que les langues conditionnent la façon de penser et de s’exprimer, postulat réfuté dans les recherches de sa fille qui tendent à démontrer une thèse opposée.
16 – Kant, op.cit.
17 – Seleskovic développe cette idée dans Osnovi jedne filosofije,(Fondements d’une philosophie) p. 191
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